"Mais les photographies de Nicolas Anglade me touchent aussi par leur dimension universelle : comment ne pas voir que ces images, en même temps qu'elle disent le désarroi et la colère d'un secteur, valent aussi bien pour nous tous, plongés comment rarement dans l'incertitude ? Comment ne pas y reconnaître le visage d'une nuit plus large encore, celle qui nous frappe tous depuis un an, empêchant de rien envisager de sûr, interdisant de rien projeter autrement que sous le signe de l'hypothétique, du précaire ?"
Sylvain Prudhomme, écrivain. Prix Femina 2019 pour Par les routes (L'Arbalète/Gallimard)
Depuis le 15 Mars 2021 la Comédie de Clermont (Théâtre, scène nationale) est occupée comme une centaine d’autre lieux culturels en France.
Il était essentiel pour moi de participer activement à cette occupation et très vite j’ai voulu accompagner ce mouvement par la photographie. Par son essence, la pratique photographique place l’opérateur dans une position d’observateur distancié. Un pied dedans, un pied en dehors, règle de conduite du « chasseur d’images»… Dans cette affaire, il m’était impossible d’adopter cette attitude, car dès le départ, j’ai sauté à pieds joints dans cette lutte.
Pour autant, il n’était pas question de niveler l’acte créatif au profit d’un discours militant efficace. Ne pas produire une série photographique labellisée «engagé», mais engager son corps et sa pratique dans le mouvement. Réaliser un geste, en premier lieu artistique, qui soit irrigué par le jaillissement politique propre à la situation. Un geste qui engage de chaque coté de l’appareil. Un geste partageable, évident. Un simple déplacement, une dissonance anodine. Un geste compagnon de lutte pour dire la nuit qui s’abat sur le monde de la culture et sur la société en générale. Un geste qui matérialise nos horizons bouchés. Un geste par lequel rendre visible notre invisibilité. Une manière de dire : regardons-nous ! Cessons de nous ignorer. Un geste multiplié, collectif, qui s’expose, s’affiche sur les murs des rues et sur les murs virtuels, derrière les vitrines, sur des pancartes portées en manifestation ou encadré sur les murs d’une galerie. Un geste qui devient mouvement d’ensemble.
Ce geste, c’est une amie qui l’a produit pour la première fois en commission artistique, quelques heures après que nous étions rentrés dans ce hall qui est désormais notre seconde maison. Nous tournions autour de l’idée du portrait, et en proposant de mettre son masque sur les yeux, elle a inventé l’anti-portrait. Le lendemain j’ai installé un fond noir et une chaise face à la lumière du jour dans un coin de la comédie occupée, invitant mes compagnes et compagnons d’occupation à venir faire ce geste devant mon objectif. La consigne étant de ne pas sourire et de tenir sa tête bien droite. Une formalité. A ce jour j’ai réalisé une centaine de portraits masqués. Une majorité de personnes travaillant dans la culture, du technicien, en passant par l’étudiante aux Beaux-Arts, par la comédienne, l’actrice, le musicien, le peintre reconnu et celui du dimanche. Mais aussi la simple spectatrice, une journaliste, un chômeur, une éducatrice spécialisée, un retraité, quelques enfants que l’on n’est pas encore obligé de catégoriser socialement par leur profession… Une galerie cosmopolite composée de celles et ceux qui ont bien voulu franchir la porte de cette zone occupée pour se solidariser le temps d’une photo, d’une journée, de plusieurs semaines, avec ce mouvement issu du monde de la culture. Un mouvement dont les multiples revendications pourraient tenir en celle-ci : Nous refusons de traverser la nuit sans lumière!
Dans le futur proche, mon dispositif va devenir itinérant et se déplacer à l’hôpital pour photographier des soignant-e-s, puis dans les locaux d’une épicerie solidaire dans laquelle viennent se servir des étudiant-e-s en difficulté-e-s. Un ami éducateurs spécialisé m’a proposé de venir les photographier, lui est ses collègues… Bref, partout où la nuit s’avance, j’irai photographier celles et ceux qui lui font face. En un mot il me reste bien du travail…
Nicolas Anglade, le 12 avril 2021, Clermont-Ferrand
Ôtez à un visage son regard. Masquez ses yeux. Empêchez qu'il voie plus rien de ce qui est devant lui. Le voici désarmé devant vous, infirme, nu, extraordinairement vulnérable soudain, impuissant à plus rien voir de ce qui l'entoure, pas même l'appareil photographique qui, à quelques centimètres de lui, le capture en haute définition.
Dissymétrie presque insoutenable : le visage qui ne peut plus me regarder, je suis libre au contraire, moi, d'en détailler à loisir les traits. Je peux le scruter avec d'autant moins de scrupules qu'il n'est plus le foyer d'aucune vue, ne m'observe pas en retour, ne sait pas même qui je suis. Il est sans défense devant moi, offert, à ma merci. Geste d'offrande, d'abandon presque sacrificiel : faites de moi ce que vous voulez. Riez de moi si vous voulez. Tuez-moi si vous voulez. Je ne pourrai rien.
Il arrive que l'aveuglé le soit par choix, par jeu, le temps d'une partie de colin-maillard, cruelle mais réversible, masochiste mais conçue pour ne durer qu'un temps, avec un foulard qui dans un instant tournera, des rôles qui la partie d'après s'inverseront. Ici la gravité des traits ne laisse aucun doute: les occupant.e.s de la Comédie de Clermont photographiés par Nicolas Anglade ne jouent pas. Ne trouvent pas ça drôle, depuis un an que ça dure.
Les portraits de Nicolas Anglade (ou ses « anti-portraits », comme il les appelle) captent très puissamment la vérité du moment que nous traversons : l'aveuglement, au sens propre, de tout un ensemble de métiers, liés au spectacle vivant et à la culture en général. Laissés dans l'inconnu, sans horizon, sans perspective, sans vraie place non plus dans le chaos général (l'aveuglement est aussi invisibilisation).
La série Nuit invente une métaphore très concrète pour dire l'oubli d'un secteur et de tous ceux et celles qui le font vivre : regard barré par le symbole même de la lutte contre la pandémie - le masque anti-covid. Possibilités d'orientation comme rarement diminuées. Liberté atrophiée. Conditions d'existence attaquées jusqu'au plus intime, au plus essentiel, au plus constitutif de ces vies tout entières dédiées, précisément, au spectacle – le regard.
Mais les photographies de Nicolas Anglade me touchent aussi par leur dimension universelle : comment ne pas voir que ces images, en même temps qu'elle disent le désarroi et la colère d'un secteur, valent aussi bien pour nous tous, plongés comment rarement dans l'incertitude ? Comment ne pas y reconnaître le visage d'une nuit plus large encore, celle qui nous frappe tous depuis un an, empêchant de rien envisager de sûr, interdisant de rien projeter autrement que sous le signe de l'hypothétique, du précaire ?
Sylvain Prudhomme, écrivain. Prix Femina 2019 pour Par les routes (L'Arbalète/Gallimard)